Scène de jalousie


                Je suis la plus belle de l'île de beauté, on m'appelle parfois « La Reine », ou bien « Le Cervin corse », et parmi tous ceux qui ont appris à me connaître, je crois bien que je fais l'unanimité... tiens, les mouflons par exemple, ils m'aiment bien, bien plus que mes voisines. Pourtant parmi les humains, si peu me connaissent... et combien ignorent même mon nom ? Je ne parle pas des habitants de Corse : rares sont ceux qui ne m'ont jamais admirée... mais rares aussi, ceux qui ont essayé de me gravir... me conquérir... Pourquoi donc ?
                Les autres, ceux qui viennent, parfois de très loin pour le charme de mon île me déçoivent beaucoup. La plupart d'entre eux n'ont jamais entendu parler de moi. Et puis, en leur demandant : « Paglia Orba, c'est qui ? », nombreux sont ceux qui vont vous répondre que c'est le nom d'un de ces énormes bateaux qui les a emmené jusqu'ici. Quelle horreur d'avoir associé mon nom à une de ces atroces masses de fer... heureusement que le destin m'a servi pour éviter que je sois directement associé à son inauguration... (voir le récit de Mattieu Lusinchi sur la page Vos photos souvenirs ou anecdotes pour les détails)... Mais justice sera bientôt rendue : dans une ou deux décennies, ils le découperont en morceaux, alors que moi, je suis éternelle... encore que je connaisse quelques lointains petits cousins qui ont été bien amputés, parce que leurs entrailles étaient, paraît-il, appétissantes.
                Tenez, Georges, mon interprète, qui m'aime beaucoup, et bien je lui en veux un peu (mais il s'est rattrapé par la suite), car durant son premier séjour sur l'île, je crois bien qu'il n'a jamais entendu parler de moi. Cette année là, il m'a pourtant admirée à plusieurs reprises, par exemple, lorsqu'il s'est attaqué à mon grand frère, Monte Cinto... son principal objectif cette année-là !
                Monte Cinto, alors là c'est le bouquet... tout le monde le connaît, il figure même sur les manuels de géographie des collégiens, et vous savez pourquoi ? Simplement parce qu'il est un tout petit peu plus grand que moi. Parmi les touristes qui m'aperçoivent au détour d'un chemin, il y en a beaucoup qui me confondent avec lui. Je leur pardonne, car je suis bien plus impressionnante que mon frère : personne ne leur ayant parlé de moi, ils ne peuvent que se tromper...
                Quand je pense que si la nature m'avait dotée ne serait-ce que d'un mètre de plus que Monte Cinto, c'est moi qui aurais droit à tous les égards, c'est mon nom qu'on apprendrait à l'école, c'est moi qui serais le premier objectif de tout alpiniste, voire randonneur. Ils m'auraient même équipée de chaînes, voire de marche d'escaliers ou même d'une rambarde peut-être, ils auraient fabriqué une route ou au moins une piste pour me rendre un peu plus accessible et ils se bousculeraient parfois au sommet...
                Après tout, c'est peut-être mieux comme cela, mais les hommes sont bien futiles, n'est-ce pas... Heureusement, quand je compare les récits et les photos de ceux qui m'ont conquis, par rapport à ceux qui se sont attaqués à mon grand frère, je dois avouer que je suis fière de moi.


                En parlant de futilité des hommes, j'ai un autre rival, mon voisin immédiat : Capu Tafonatu. Il est bien plus petit que moi -d'ailleurs même en fin de journée son ombre ne me dérange guère, comme le montre la photo à droite- ; il devrait donc avoir moins de succès... mais même parmi ceux qui dorment au refuge adossé à mes flancs, il a plus d'admirateurs que moi...
                Vous savez pourquoi ? Tout simplement parce qu'il s'est fait faire, par le diable dit-on, un horrible percing sur sa face. D'ailleurs je trouve que le mot « cicatrice » conviendrait mieux que le mot « trou » communément employé.
                Le comble, c'est que ses admirateurs ne vont en général même pas jusqu'au sommet, ils se contentent d'explorer le « trou ». Tout ça parce que, il faut bien l'avouer, pareils « trous » sont rares... On a d'ailleurs fortement suggéré à Georges d'aller faire un tour dans le « trou » mais je crois bien que mon charme a été plus fort que tout, et moi aussi, j'ai quelques percings, et ils sont bien plus discrets... Mais vu le nombre de photos du « trou » que Georges fait apparaître dans le récit de sa balade, je crois qu'un jour ou un autre, il me décevra beaucoup.

                En fait, mon vrai rival, c'est Monte Rotondo. Il est lui aussi un peu difficile d'accès, et mème s'il est moins élégant, il a quelques atouts, dont je suis jalouse : de superbes lacs à ses pieds, et même des pozzines sur son épaule Nord...
                Jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle, les hommes croyaient que c'était lui, le plus grand de Corse ! J'aurais d'ailleurs préféré qu'ils ne découvrent jamais la vérité : en effet, c'est depuis ce moment-là que Monte Cinto (dont le seul attrait est son altitude) a détourné la plus grande partie de mes visiteurs (et de ceux de Monte Rotondo par la même occasion) ! Tant pis pour eux...
                Je ne peux pas m'empêcher de dire quelques mots des adeptes du GR20, je parle bien sûr de ceux qui se contentent de dormir au refuge, ou d'aller au « trou ». Comment peut-on aimer la montagne, y faire jusqu'à quinze jours successifs d'efforts importants et se contenter de dormir à quelques centaines de mètres de moi ? Bien sûr il y a parfois des orages, de la pluie ou bien je reste cachée dans les nuages, et là, à moins de me connaître à perfection, je déconseille de tenter de me conquérir. Mais le plus souvent, surtout le matin, rien de tout cela...
                Ma réputation d'un accès un peu difficile pour des randonneurs ne pratiquant pas l'alpinisme y est peut-être pour quelque chose... J'aperçois parfois, à quelques kilomètres au nord, les adeptes du GR20 qui sont un peu déçus par les passages réputés difficiles du « cirque de la solitude », et d'autres en revanche ayant un peu de mal ; c'est d'ailleurs un des sujets de conversation favoris de ces randonneurs. Aux premiers, je dirais « essayez de venir me voir, s'il fait beau, et si vous avez un peu d'expérience », aux seconds « il vaut peut-être mieux m'admirer, mais de grâce n'essayez pas d'aller au trou, c'est peut-être même plus difficile, et la peau de mon voisin a tendance à s'effriter. »
                Mais je préfère ceux qui font l'effort de venir, rien que pour moi, qu'ils passent ou non une nuit au refuge. Allez donc voir le récit de Georges, si vous ne l'avez pas encore lu.