Reproduction d'un chapitre de « Voyage botanique en Corse » par M. R. de Litardière publié dans le bulletin de l'académie internationale de géographie botanique



Le Niolo
(du 29 juillet au 10 août 1908)


La région du Niolo, dans laquelle j'ai passé deux semaines entières et où j'ai pu faire d'excellentes herborisations, est certainement une des plus pittoresques de la Corse et une des plus intéressantes pour le botaniste qui veut étudier la flore endémique de cette île.
Le Niolo, bassin de réception du Golo, qui en sort par le défilé sauvage de la Scala di Santa Regina, est une vaste cuvette de forme elliptique, orientée du S. O. au N. O. et fermée de toute part par de hautes crêtes.
A droite il est séparé du bassin du Tavignano par une chaîne granitique ou granulitique au N. E., aux sommets arrondis, culminant à la Punta Artica (2329m).
A gauche, s'élèvent les hautes cimes du massif du Cinto, qui sur plus de 20 kilomètres dépassent 2000 mètres et qui culminent au Mte Cinto (2707m), le géant de la Corse.
La partie médiane est formée de porphyres pétrosiliceux à texture et couleurs très variées. Elle s'étend de la dent gigantesque de la Paglia Orba (2523m), constituée par des conglomérats porphyriques, formation sédimentaire signalée pour la première fois en 1907 par M. P. Castelnau, jusqu'au Capo Bianco (2554m), dont la cime, contrairement aux indications de la Carte Géologique, est nettement schisteuse et où j'ai rencontré, ainsi que d'ailleurs au Capo Bardato (2586m) son voisin, des bandes de schiste chloriteux et des schistes injectés, terme de passage des roches porphyriques du centre aux roches granitoïdes de la région N. de la crête.
De tout le pourtour, surtout du côté de la haute chaîne, descendent de nombreux torrents, affluents du Golo, dont les principaux sont: le Viro, l'Erco, la Rodda.
Le centre de la dépression, partie granitique, partie granulitique, est occupé par le Golo ; des pentes plus ou moins prononcées la relient aux crêtes qui l'entourent. C'est là que se trouvent les villages de Calacuccia, Albertacce, Casamaccioli, puis Lozzi et Corscia, situés un peu plus haut. Ces cinq communes forment le canton de Calacuccia.
Une excellente route, qui met en communication Corte et, Evisa, traverse le Niolo dans toute sa longueur. Il y a peu de temps encore, cette contrée était presque isolée du reste de la Corse, quelques sentiers passant à des hauteurs vertigineuses et côtoyant de nombreux précipices en permettaient seuls l'accès à de rares voyageurs.
Calacuccia est le seul village vraiment important du canton. C'est un très bon centre d'excursions d'où l'on peut rayonner dans toutes les montagnes. Il possède deux hôtels ; à celui des Touristes, les botanistes sont assurés de trouver bon accueil et bon gîte : un guide attaché à l'hôtel, M. Xavier Lucciani, qui a été mon compagnon de courses et dont je n'ai eu qu'à me louer, les conduira dans tous les points. où ils voudront se rendre.
Le Niolo, que l'on peut prendre comme type de la montagne corse, comprend, au point de vue de la végétation, deux grandes régions: la région centrale (zone des plantes xérophiles méditerranéennes et du châtaignier), puis la région des pentes et des sommets.
Calacuccia et Albertacce se trouvent à la limite de la zone méditerranéenne, caractérisée principalement par la présence de nombreuses xérophiles qui croissent dans les terrains caillouteux et arides jusqu'à près de 1000 mètres ; on rencontre aussi quelques bouquets de châtaigniers, surtout vers Casamaccioli. Les caractéristiques de cette région sont : Teucrium Marum L. et capitatum L., Scrophularia ramosissima Lois., Helichrysum angustifolium DC. etc. La température n'y est point rigoureuse; le raisin y mûrit et on y trouve quelques mûriers. La pauvreté du sol, formé d'arènes granitiques et le manque d'eau pendant l'été, conséquence du déboisement des pentes, sont une grande entrave à la prospérité des cultures maraîchères.
La deuxième région comprend les forêts, les pentes écorchées, puis les zones préalpines et alpines.
Le Niolo « Pays noir », doit son nom à une vaste forêt, pins et chênes, qui couvrait une grande partie de son territoire. Aujourd'hui la forêt a reculé à l'extrémité de la vallée (Forêt de Valdoniello), avec quelques avancées sur les versants latéraux (Bois de Cerasole et de Cavallo Morte à droite, de Calasima à gauche).
Les hêtres font complètement défaut sur le versant porphyrique, comme le fait justement remarquer M. P. Castelnau dans son intéressante étude sur la géographie physique du Niolo (1). Dans la région granitique et granulitique il n'y en a guère qu'au sommet de la forêt de Valdoniello. En somme le hêtre est peu abondant en Corse, et il fait complètement défaut en Sardaigne. Le hêtre se plaît de préférence, dit Parlatore (2), dans les terrains calcaires, et il n'aime point les terrains siliceux, ce qui explique sa rareté dans les Alpes granitiques de l'Italie et les montagnes de la Corse, aussi bien que sa présence et sa luxuriante végétation dans les Apennins et les montagnes calcaires de la Sicile.
Les pentes écorchées, qui occupent la zone subalpine dans toute la Corse, offrent une végétation n'ayant point au fond un caractère vraiment subalpin, mais bien plutôt méditerranéen ; elles présentent une association d'arbustes et de plantes épineuses, s'étendant de 1000 à 1600 mètres, parfois jusqu'à 1900 mètres, ce sont principalement : Juniperus nana Willd., Berberis vulgaris L. Subspèc. B. Ætnensis. (Rœm. et Sch.) R. et F. (3), Genista Lobelii DC., Anthyllis Hermanniœ L. Ruta Corsica DC., etc. Ces plantes ont dû remonter de la région basse après l'époque glaciaire, le climat devenant plus chaud et surtout plus sec, et prendre la place d'une ancienne végétation dont il ne reste que quelques représentants (Juniperus).
A la zone subalpine fait suite la zone préalpine, celle de l'Alnus suaveolens Req. (ou mieux Alnus A lnobetula Hart. var. suaveolens (Req.) Winkl.), le « basso» des habitants (4). Les aulnes commencent ordinairement le long des torrents vers 1400 mètres et c'est seulement vers 1700 à 1900 mètres qu'ils forment ces fourrés inextricables contre lesquels le botaniste a souvent à lutter.
La zone alpine, qui offre là mieux que dans toute autre partie de la Corse un vaste champ d'étude, présente plusieurs associations distinctes.
C'est d'abord l'association des pelouses tourbeuses des rives des lacs (Lacs de Lancone) formées surtout de Nardus stricta L. et de petits Carex. Les autres lacs (Lac Maggiore, Lac du Capo Falo) ne sont point entourés de pelouses tourbeuses, ce sont des lacs glaciaires en pleins éboulis.
La végétation des sommets offre une assez grande uniformité sur tout le pourtour de la cuvette du Niolo, témoin la présence de l'Erigeron uniflorus L., plante arctico-alpine indiquée seulement au Mte Cinto (Soleirol, MM. Audigier, Burnat et Briquet) et que j'ai retrouvé sur toutes les cimes porphyriques et schisteuses (Paglia Orba, Mte Cinto, Capi Bardato et Bianco) et aussi dans la chaîne granitique (Punta Artica).
Si la flore alpine offre partout le même aspect, on trouve cependant des isolées. Je citerais entre autres le Lamium Corsicum G. G, assez abondant dans les éboulis de Monte Cinto et dont j'ai retrouvé seulement deux touffes près des Bergeries de Pulella, au pied du Capo Bardato ; le Bupleurum Corsicum Coss. et Kralik., du Monte Rotondo, que j'ai .recueilli sur le versant S. O. du Monte Cinto vers 2400 mètres ; le Laserpitium cynapiifolium (Viv.) Salis, des rochers du Lac du Capo Falo ; le Satureia Corsica (Benth.) Briq., que j'ai trouvé abondant dans les éboulis du Capo Bardato, à partir de 2400 mètres, mêlé au Galium cometerrhizon Lap. des Pyrénées centrales et découvert en 1901, par M, l'abbé Soulié, au Monte Cinto, etc.
La flore rupicole est généralement bien représentée, sauf dans les escarpements de la Paglia Orba, où le conglomérat porphyrique, qui forme de grosses masses boursouflées, ne laisse point de fissures; les Potentilla crassinervia Viv., Phyteuma serratum Viv., Helichrysum frigidum Willd., si répandus ailleurs, y font complètement défaut.
Quatre autres associations peuvent aussi être distinguées : celle des éboulis souvent fort développés, des cavités rocheuses, des bords de la neige fondante et des graviers qui recouvrent tous les sommets et proviennent du délitement des roches. On ne rencontre aucune plante dans les éboulis que l'on pourrait appeler morainiques ; lorsqu'ils sont plus fins, ils ont une végétation qui se rapproche de celle des graviers (Cerastium, Robertia). Quant à l'association des cavités rocheuses et celle de la neige fondante, elles présentent entre elles une grande analogie, on y rencontre les plantes plus délicates: Ranunculus Marschlinsii Steud., Epilobium anagallidifolium Lam., Veronica repens DC., etc.
En parcourant les montagnes de Corse, aussi bien celles du Niolo que les autres, on est frappé du nombre peu considérable d'espèces alpines et aussi du peu d'abondance des individus. Soit dans les rochers, soit dans les graviers, on ne trouve guère que des pieds isolés, et il faut faire parfois un chemin considérable, pour récolter plusieurs exemplaires de la même espèce. Dans toutes mes herborisations, je n'ai rencontré que quatre touffes du superbe Aquilegia Bernardi G.G. tandis que ses congénères des Alpes, les A. Reuteri Boiss. et alpina L. abondent dans les environs de Saint-Martin-Vésubie (Alpes-Maritimes). Je pourrais citer bien d'autres exemples : le Phyteuma serratum Viv., plante en somme assez répandue dans la région alpine corse, vit par petites touffes très isolées les unes des autres ; au Monte Cinto, je n'ai pu trouver qu'un pied de Silene rupestris L. et un autre au Monte Rotondo ; dans les graviers, le Thlaspi brevistylum Jord. est toujours isolé ; le Draba Loiseleurii Boiss. est très peu abondant ; l'Erigeron uniflorus L., que j'ai recueilli sur tous les sommets du Niolo, est très rare dans certains points, je n'en ai vu que deux pieds à la Punta Artica et un seul à la Paglia Orba.
Cette pauvreté du tapis végétal alpin est commune à toutes les chaînes méridionales et elle a certainement pour cause la sécheresse du sol par suite de l'absence des neiges éternelles. « Un avantage que possèdent nos Alpes, dit le Dr Christ (5), et qui distingue au plus haut degré nos chaînes suisses de toutes les autres montagnes, ce sont ces vastes étendues et ces pentes recouvertes du velours épais des gazons alpins et arrosées pendant l'été par les eaux qui découlent de la haute région. » On peut très bien dire des montagnes de Corse, ce que le Dr Christ dit encore en parlant des Carpathes : « Chez nous, dans les chaînes granitiques des Alpes centrales, le botaniste peut à peine embrasser la quantité d'espèces et de formes qui le frappent de toutes parts ; tandis que dans les Carpathes, aux mêmes altitudes, il n'est plus question de tapis de verdure, et les espèces qui y représentent la flore des Hautes-Alpes ne s'y trouvent plus qu'en chétifs individus, disséminés sur de vastes étendues. »
Ce sont, en effet, les neiges éternelles qui, dans les Alpes, entretiennent la fraîcheur et la végétation si riche et en représentants et en nombre de la flore alpine. Il en est tout autrement en Corse ; la neige qui couvre les sommets fond presque toute dès les premiers jours de juillet, et c'est seulement dans les anfractuosités des rochers qu'on trouve plus tard quelques petits névés, et encore sur les versants N.
Dans ces conditions, les plantes privées d'eau ne peuvent prospérer à leur aise, croître et peut-être multiplier. Certaines se sont adaptées à ce genre de vie, ont acquis un facies particulier et se sont ainsi modifiées pour constituer des races spéciales; et, si le nombre des espèces est assez restreint, par contre, leur intérêt est considérable. « Le chiffre des endémiques, dit le Dr Levier (6), est presque énorme si on le compare à la proportion des spécialités des Alpes, des Apennins, etc. Il y a certes peu de montagnes en Europe où, sur quatre plantes qu'on trouve, une soit absolument spéciale. »

(1) La Géographie. T.XVII. 15 février 1908 et suiv.
(2) Parlatore. Etudes sur la Géographie Botanique de l'Italie, p. 38.
(3) Tous les auteurs disent que les fruits du Berberis Ætnensis Rœm. et Sch. sont bleus à la maturité : au-dessus de Lozzi j'ai vu des fruits presque mûrs qui étaient rouges et on m'a affirmé à Calacuccia qu'ils restaient toujours rouges. Les habitants s'en servent pour faire une boisson rafraîchissante qu'ils donnent aux malades. Le Berberis corse est-il bien le même que celui de Sicile ?
(4) L Alnus glutinosa Gœrtn, est connu sous le nom d'« alzo » 1 et l'Alnus cordiata. Desf. sous le nom de « peralzo ».
(5) Dr Christ. La Flore de la Suisse et ses origines, p. 355.
(6) Dr Levier in W. Barbey, floræ Sardoæ Compendium, p. 17.

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