Reproduction d'un chapitre de « Voyage botanique en Corse » par M. R. de Litardière publié dans le bulletin de l'académie internationale de géographie botanique



Paglia Orba
(4 et 5 Août 1908)


L'ascension de la Paglia Orba (2523m), la plus belle des montagnes corses et que l'on pourrait appeler le Cervin du Niolo, n'était point dans mon programme, mais comment résister à la tentation d'escalader cette gigantesque dent, qui attire de partout les regards ! C'est une course pénible et même dangereuse, on y éprouve les émotions de la grande montagne, toutefois elle n'est point à conseiller aux personnes sujettes au vertige ; fort intéressante au point de vue géologique, elle l'est cependant moins au point de vue botanique.
La première étape doit être les bergeries de Brignoli, à quatre heures de Calacuccia, où l'on passe la nuit. On gagne d'abord Albertacce (3 kil.) par la route d'Evisa, puis, par un beau sentier muletier, le pittoresque village de Calasima, le plus élevé de la Corse (1100m), situé au pied de la masse imposante des Cinque Fratri (2020m),dont 1a cime est formée de cinq énormes dents et qui passe pour être inaccessible.
De Calasima on remonte une vallée sauvage fermée par un grand cirque dominé par la Paglia Orba, à gauche s'étend la forêt de Calasima. On laisse à droite le sentier de la bergerie de Ballone, on franchit le torrent de Viro, puis on s'engage dans la forêt pour gagner les bergeries, situées dans une clairière. Durant ce trajet, j'ai pu cueillir, dans le lit de nombreux petits torrents que l'on traverse, de belles touffes du rare Satureia Calamintha Scheele var. glandulosa Briq. (Calamintha glandulosa Benth.).
Près des bergeries de Brignoli (1280m), une petite excursion avant le dîner, dans les rochers des bords du torrent, me procure :
               Aspidium montanum Asch.
               Arenaria Balearica L.
               Cardamine Plumieri ViII. Prol. C. hederacea (DC.) R. et F.
               Cynanchum Vincetoxicum (L.) Pers. var. Burnatii Briq.
               Helichrysum frigidum Willd.

Le lendemain matin nous partions vers les trois heures et demie.
Jusqu'au col de Foggiale (l963m), ce ne sont que des éboulis, des graviers ou des buissons de genévriers. Dans les graviers je récolte :
               Allium pauciflorum Viv.
               Silene Cucubalus Wib. Prol. S. Boræana R. et F.
               Cynanchum Vincetoxicum (L.) Pers. var. Burnatii Briq.
               Odontites Corsica Don.

Vers 1750m je retrouve dans quelques rochers le petit Amelanchier que j'avais découvert au Monte Cinto (A. vulgaris Mœnch Prol. A. rhamnoides Nobis). Là croissent aussi Potentilla crassinervia Viv., Hieracium Berardianum Arv.-Touv. ainsi que de belles touffes d'Helichrysum frigidum Wil1d. que l'on ne rencontre plus au-dessus.
A partir du col de Foggiale il faut remonter plus d'une heure d'immenses éboulis, où l'on trouve çà et là quelques pieds de Ligusticum Corsicum G. G., Stachys Corsica Pers. et Robertia . taraxacoides DC.
C'est à l'altitude de 2240m que s'élèvent, au sommet des éboulis, les escarpements gigantesques qui constituent la pyramide de la Paglia Orba, « immense dent dissymétrique tendue vers le nord-est » (1) et qui par là est séparée du reste de la chaîne par un à pic de plus de 300 mètres.
La constitution géologique de la Paglia Orba n'est connue que depuis le travail de M. P. Castelnau sur la géographie du Niolo, publié en 1908. Elle est formée d'un curieux conglomérat porphyrique et par conséquent de nature sédimentaire ; la roche « présente des saillies tuberculeuses rappelant en grand les formes boursouflées du coke ».
Nous faisons halte près d'un petit névé, et après avoir pris un peu de café mêlé à de la neige, nous commençons l'ascension. La paroi est complètement à pic, il faut se hisser dans des couloirs au moyen des coudes et des genoux et s'agripper avec les ongles. La corde serait souvent fort utile, mais difficile à employer, car on ne saurait parfois où l'attacher. Certains passages sont vertigineux, par exemple lorsqu’il faut franchir à califourchon une petite arête rocheuse, avec un vide de plus de cent mètres sous ses pieds. Cependant avec des souliers bien ferrés et en avançant avec prudence, il n'y a aucun danger, car les clous prennent bien sur les aspérités de cette roche, beaucoup mieux que sur le porphyre glissant du Monte Cinto.
Dans les petits couloirs, dans les cavités rocheuses je recueille :
               Cryptogramme crispa (L.) R. Br.
               Nardus stricta L.
               Aspidium spinulosum Sw. Subspec. A. dilatatum Sw.
               Festuca varia Hænke Subsp. Sardoa Hackel
               Cerastium arvense L. var. Villarsii Verl.
               Cardamine resedifolia L. var. platyphylla R. et F.
               Alchimilla transiens Bus. var. Corsica Bus.
               Peucedanum Ostruthium Koch.

Après plus de deux heures de cette pénible escalade, on arrive à un plateau légèrement incliné parsemé de gros blocs et on n'a plus qu'un quart d'heure de marche facile pour gagner le sommet, constitué par une petite plateforme avec un à pic formidable de tous les côtés, saut vers le S.-O.
Le panorama est superbe, à deux pas se dresse l'étrange Capo Tafonato (2343m), véritable lame aux parois verticales, percée de part en part d'un immense trou d'une cinquantaine de mètres de diamètre. C'est là que les chasseurs se tiennent à l’affût à l'aube : les mouflons sont nombreux dans ces parages, et eux seuls peuvent escalader la cime du Tafonato ; on découvre toute la vallée du Fango, jusqu'à Galeria, la côte de Calvi, et jusqu'à Ajaccio, dont on distingue le château de Pozzo di Borgo; vers le S., se dressent la Punta Artica, les sommets du Monte Rotondo, le Monte Renoso, le Monte lncudine et jusqu'aux montagnes de Sartène; à l'E. se détache le Monte San Pietro et auN. E. vers Bastia apparaît la mer de Toscane.
Dans les graviers du sommet je récolte :
               Phleum alpinum L. var. commuttatum (Gaud.) Cariot
               Luzula spicata DC.
               Sagina pilifera DC. .
               Thlaspi brevistylum Jord.
               Sedum repens Schl.
               Geum montanum L.
               Plantago insularis Nym. .
               Erigeron uniflorus L. (un seul pied)
               Hieracium Kralikii Rouy
               Robertia taraxacoides DC.

Pour redescendre mon guide me fit prendre un autre couloir que celui par lequel nous étions montés, on lui avait dit qu'il était beaucoup plus facile. C'était un véritable escalier où il faisait presque noir, tant les parois en étaient élevées et resserrées, et qui devint bientôt beaucoup moins commode que nous Ie pensions au début ; il nous semblait interminable et les difficultés augmentaient toujours, lorsque nous constatâmes avec stupéfaction que nous ne pouvions aller plus loin car l'extrémité était à pic. Nous avions fait fausse route et nous dûmes nous résigner à remonter jusqu'au sommet ! Mais à quelque chose malheur est bon, car je pus ramasser pendant le trajet de superbes touffes de Saxifraga Pedemontana AIl. var. cervicornis (Viv.) Engl. et d'Armeria leucocephala Koch, ainsi qu'Oxyria digyna (L.) Hill. et Geum montanum L.
Nous fûmes donc obligés de reprendre le chemin de l'aller mais si la montée avait été rude, la descente ne l'était pas moins !
Nous parvînmes enfin à notre petit névé, où nous avions laissé notre déjeuner, auquel nous fîmes honneur. Puis en dégringolant les éboulis nous regagnons les bergeries et remontant à mulet nous arrivons à Calacuccia pour le dîner.

(1) La Paglia Orba est généralement désignée par les bergers sous le nom de Capo Torto.


Liens vers les scans originaux : page 72 ; page 73 ; page 74 ; page 75, sur le site de la librairie digitale du jardin botanique de Madrid